Conclusions de l’Avocat général M. Henrik SAUGMANDSGAARD ØE du 19 octobre 2017
C-395/16
La société DOCERAM GmbH qui fabrique des composants utilisés dans différentes industries (automobile, textile, construction mécanique, etc.) est titulaire de plusieurs dessins et modèles communautaires déposés en 2004 (DMC 000242730-001 à -0017) :
Estimant subir des actes de contrefaçon, elle a assigné devant les juridictions allemandes la société CERAMTEC GmbH, laquelle a reconventionnellement soulevé la nullité des dessins et modèles revendiqués, invoquant l’article 8§1 du règlement n° 6/2002 sur les dessins et modèles communautaires (RDMC), selon lequel : « Un dessin ou modèle communautaire ne confère pas de droits sur les caractéristiques de l’apparence d’un produit qui sont exclusivement imposées par sa fonction technique ».
La Cour d’appel de Düsseldorf a sursis à statuer afin de poser à la Cour de Justice de l’Union Européenne les deux questions préjudicielles suivantes :
- Les caractéristiques de l’apparence d’un produit sont-elles exclusivement imposées par sa fonction technique, au sens de l’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires, ce qui exclut la protection, également lorsque l’effet produit par la conception n’a aucune importance pour le design du produit et que, au contraire, la fonctionnalité (technique) est le seul facteur déterminant le design ?Pour le cas où la Cour répondrait par l’affirmative à la première question :
- De quel point de vue convient-il d’apprécier si les différentes caractéristiques de l’apparence d’un produit ont été choisies uniquement en fonction de considérations de fonctionnalité ? Convient-il de se placer du point de vue d’un « observateur objectif » et, dans l’affirmative, comment convient-il de définir ce dernier ?
C’est à notre connaissance la première fois que la Cour de Justice de l’Union Européenne est amenée à se prononcer sur l’interprétation de la notion de « caractéristiques de l’apparence d’un produit exclusivement imposées par sa fonction technique » au sens de l’article 8§1 du RDMC et sur la façon d’identifier la présence de telles caractéristiques au sein d’un dessin et modèle afin de les exclure de toute protection.
Dans ses conclusions du 19 octobre 2017, l’Avocat Général propose de répondre à ces deux questions comme suit :
- L’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) no 6/2002 du Conseil, du 12 décembre 2001, sur les dessins ou modèles communautaires, doit être interprété en ce sens que la protection offerte par ledit règlement est exclue dès lors que les caractéristiques de l’apparence du produit en cause ont été adoptées uniquement dans le but de permettre à celui-ci de remplir une fonction technique donnée, donc sans aucune contribution créative de son concepteur, et le fait qu’il existe éventuellement d’autres formes qui permettent d’obtenir le même résultat technique n’est pas déterminant en soi à cet égard.
- Afin de déterminer si les caractéristiques de l’apparence d’un produit ont été adoptées en raison de considérations attachées exclusivement à la fonction technique d’un produit, au sens dudit article 8, paragraphe 1, il convient que la juridiction saisie se prononce de façon objective, en faisant un exercice de son propre pouvoir d’appréciation qui prenne en compte toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce.
S’agissant de la première question concernant la méthode qu’il convient de suivre afin de déterminer si le design revendiqué n’a été dicté que par des impératifs techniques, l’Avocat Général écarte la théorie dite de « la multiplicité des formes » qui a pourtant séduit de nombreuses juridictions, notamment françaises et européennes, au motif qu’elle n’est pas « en soi » déterminante pour qu’un modèle accède à la protection.
Pour mémoire, selon cette théorie, lorsqu’il existe plusieurs formes permettant de parvenir à un même résultat technique, la caractéristique du dessin et modèle critiquée est en mesure de bénéficier de la protection.
La position de l’Avocat Général tend à confirmer la tendance constatée ces dernières années dans les décisions françaises et communautaires puisque cette théorie, souvent contestée, est de moins en moins appliquée.
Le critère dit de « la causalité », retenu par l’Avocat Général pour apprécier le caractère fonctionnel d’une caractéristique et déterminer si elle est éligible à une protection, consiste à rechercher si le design repose sur d’autre(s) facteur(s) que la fonction technique identifiée et notamment si des considérations visuelles sont intervenues dans le choix du design.
S’agissant de la seconde question posée à la Cour, l’Avocat Général recommande d’adopter une approche objective au regard des circonstances concrètes de chaque cas d’espèce (point 53) mais il écarte l’intervention d’un éventuel « observateur objectif », notamment proposée par la juridiction allemande, considérant que ce personnage fictif ne figure dans aucun texte et complexifierait les débats relatifs à l’article 8§1.
Refusant de proposer une liste, même non exhaustive, des critères objectifs qui pourraient être examinés, il souligne que selon lui, il devrait appartenir aux juridictions saisies du litige de se prononcer au regard « de l’ensemble des circonstances qui entourent le choix des caractéristiques de l’apparence de celui-ci [le dessin ou modèle], compte tenu des éléments de preuve fournis par les parties, quels que soient l’objet ou la nature de ces éléments, ainsi que compte tenu des éventuelles mesures d’instruction ordonnées par cette juridiction » (point 66).
Aussi sera-t-il envisageable dans le cadre d’un tel examen, de rechercher entre autres critères, s’il existe ou non des formes alternatives.
L’analyse de l’Avocat Général concernant ces deux questions mérite selon nous d’être approuvée (voir sur ce point le rapport du Groupe français et la résolution finale de l’AIPPI concernant la question Dessins et Modèles lors du Congrès de Milan en 2016).
L’arrêt de la Cour de Justice devrait intervenir dans les prochains mois.