Par un jugement du 22 mars 2019 (RG 17/17298), le Tribunal de grande instance de Paris (3ème Ch., 2ème section) valide un constat d’achat réalisé par un huissier qui était assisté, pour ce faire, d’un salarié de la requérante. Cette dernière sollicitait un tel constat pour rapporter la preuve d’actes de contrefaçon de dessins et modèles.
Le Tribunal retient principalement ce qui suit :
« L’indépendance du tiers acheteur doit (…) s’apprécier dans chaque cas selon les circonstances de l’espèce et à cet égard, le fait que la personne ayant acheté le produit en cause soit salariée de la partie requérante n’affecte en rien le caractère objectif des constatations mentionnées au procès-verbal si l’huissier est resté à l’extérieur des lieux, et a pu vérifier que l’intéressé qui n’était porteur d’aucun objet, est ressorti du lieu de vente visé avec la marchandise incriminée. Par ailleurs, le fait que cette qualité de l’acheteur n’ait pas été dissimulée mais au contraire expressément mentionnée dans l’acte – lequel indique que la requérante est ‘prise en la personne de D.R, responsable de secteur’ – conduit à écarter le grief de déloyauté ».
Le même Tribunal était allé dans le même sens, aux termes de deux décisions de novembre et décembre 2018 (v. Propr. Intellectuelles, n° 71, avril 2019, Chronique Dessins et Modèles P. de Candé et P. Massot, commentaire page 103).
Si la solution dégagée est évidemment très satisfaisante pour le titulaire des droits puisqu’elle lui permet ainsi de rapporter la preuve de la contrefaçon alléguée de manière simple et à moindre coût, par le biais de l’intervention d’un salarié qui assiste l’huissier, il reste que la motivation adoptée nous semble en parfaite contradiction avec l’arrêt de la Cour de cassation du 25 janvier 2017, aux termes duquel :
« Vu les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 9 du code de procédure civile, ensemble le principe de loyauté dans l’administration de la preuve,
Attendu que le droit à un procès équitable, consacré par le premier de ces textes, commande que la personne qui assiste l’huissier instrumentaire soit indépendante de la partie requérante » (Cass. civ. 1ère, 25 janvier 2017, n° 15-25.210).
Le ‘tiers acheteur’, comme il est communément désigné par la jurisprudence, doit être, par définition, ‘tiers’ et l’on voit mal comment le salarié de la requérante pourrait présenter cette qualité et répondre au critère d’indépendance requis par la Cour de cassation.
Le fait que l’huissier mentionne dans son procès-verbal le nom et la profession de cet accompagnant permet seulement, et tout au plus, d’écarter le grief de déloyauté mais il est à notre sens insuffisant pour valider l’acte s’il apparaît qu’il s’agit d’un salarié de la requérante.
Quoiqu’il en soit, ces décisions de première instance témoignent, à n’en pas douter, d’une fronde des juges du fond pour ne pas appliquer à la lettre l’arrêt de la Cour de cassation de 2017.
Que doit-on en conclure : peut-on reprendre notre pratique antérieure et faire diligenter, sans crainte, des constats d’achat avec l’aide bienveillante d’un salarié, acheteur du produit délictueux ?
La négative s’impose à nos yeux, tant que la Cour suprême maintient sa jurisprudence de 2017 et que les Cours d’appel s’en tiennent à cette dernière. Nous n’avons pas en effet, à ce jour, connaissance d’une résistance qui s’étendrait aux juges du second degré.
L’indépendance est une garantie du procès équitable. Elle ne peut donc être considérée comme une question de fait qui devrait être appréciée au regard des conditions d’établissement du constat et balayée par le fait que l’huissier a vérifié « que l’intéressé qui n’était porteur d’aucun objet, est ressorti du lieu de vente visé avec la marchandise incriminée », comme dans la décision rapportée.
La Cour de cassation exige non-seulement que le constat réponde au principe de loyauté dans l’administration de la preuve, mais aussi que l’accompagnant soit indépendant.
Cette question de l’indépendance du tiers acheteur agite les esprits et la jurisprudence depuis l’arrêt de cassation de 2017, et reste évidemment délicate.
La solution la plus sage doit être celle qui ménage certes les intérêts du titulaire de droits de propriété intellectuelle mais aussi ceux de la partie poursuivie en contrefaçon, laquelle a droit, évidemment, à un procès équitable et à voir respecter le principe de loyauté dans l’administration de la preuve – voir à cet égard notre précédent billet publié en avril 2018.
Aussi préconisons-nous, afin que ce constat échappe à la critique et puisse constituer un moyen de preuve efficace, que l’huissier soit accompagné d’une personne qui ne présente aucun lien officiel avec la requérante et qu’il indique dans son procès-verbal, même s’il n’en a pas l’obligation légale, la qualité de cette personne, ce qui devrait permettre à l’autre partie, comme au juge, de constater à tout le moins qu’il ne s’agit ni d’un salarié, ni d’une personne pouvant présenter un lien de dépendance quelconque avec cette requérante.